L’éveil senoriel
Article paru dans la revue Inexploré
Printemps 2021
Article paru dans la revue Inexploré
Printemps 2021
Notre corps pourrait être d’une sensibilité inouïe. Et si réhabiliter ses capacités perceptives nous permettait d’accéder à des informations précieuses, sur nous-mêmes et sur le monde ? C’est ce que propose de faire la somato-psychopédagogie.
25 mars 2021
GARDER LA CONNEXION
Différentes applications de la fasciathérapie et de la somato-psychopédagogie ont vu le jour au fil du temps.
Sylvie Delanoue, auteure de Tous les enfants sont différents, se soucie notamment d’aider les nourrissons, les bébés, les enfants à ne pas perdre la connexion à leur mouvement interne. Le constat reste en effet que de nombreux adultes ne sentent plus ce vivant en
eux. Si, bien sûr, il est possible pour eux de retrouver le chemin vers cette pulsation fondamentale, il est encore mieux de ne jamais la perdre.
“Je m’intéresse à la possibilité d’accompagner le subtil des enfants dès leur naissance et de faire en sorte que ce subtil s’accorde à leur matière et ne les quitte plus.
Ne pas être accueilli ou vu dès la naissance comme étant porteur d’une âme et d’un corps sensible est une blessure fondamentale très répandue dans notre culture”, souligne Sylvie Delanoue.
Découvrir son mouvement interne
La science étudie l’infiniment grand et l’infiniment petit. “Il est aussi essentiel d’étudier l’infiniment profond, indique Danis Bois, car une exploration de notre profondeur est une exploration de notre conscience.” En effet, ce “profond” fait cruellement défaut dans notre culture contemporaine. Nous nous préoccupons surtout d’acquérir un savoir objectif, intellectuel et généraliste sur les choses du monde. Alors, comment rencontrer cette profondeur ? En explorant notre sensibilité. “Nous sommes conscients parce que nous sommes sensibles. Contrairement à ce que nous entendons souvent, nous ne sommes pas sensibles parce que nous sommes conscients. La sensibilité est le primat de toute activité consciente”, poursuit le fondateur de plusieurs méthodes, dont la fasciathérapie et la somato-psychopédagogie. Ainsi, plutôt que de focaliser notre attention sur ce que serait notre conscience en tant que telle, il serait judicieux d’explorer notre sensibilité. Pourquoi ? Parce que cette réhabilitation du sensible, de l’intime et du subjectif nous permettrait d’ouvrir une nouvelle voie de connaissance sur nous-mêmes et sur le monde. Une voie dont la pertinence pourrait être déconcertante.
Un pionnier du sensible
Tout commence lorsque Danis Bois, kinésithérapeute et ostéopathe, s’intéresse aux fascias. Les fascias sont des tissus corporels très fins qui sont notamment gorgés d’eau et de collagène et dont la particularité est de se faufiler partout : de la tête aux pieds, de la peau jusqu’aux cellules. Leur fonction est de tout envelopper et relier, et ainsi de contenir et maintenir les différents composants corporels. Les fascias, ou tissus conjonctifs, forment du coup un réseau qui englobe et traverse tout notre organisme. Or, parce qu’ils peuvent transporter des substances chimiques et des signaux électromagnétiques extrêmement rapidement partout dans le corps, ils sont surnommés les “autoroutes de l’information”. Parce qu’ils forment le tissu qui contient le plus de récepteurs sensibles et de capteurs du mouvement, ils sont aussi appelés “le plus grand organe sensoriel du corps humain”. Voilà qui est dit. Et il se trouve que ce tissu, presque invisible, avait été négligé jusque-là.
Les anatomistes ne l’avaient pas représenté sur leurs planches et les médecins ne s’y étaient pas intéressés. Le fondateur de l’ostéopathie, Andrew Taylor Still, avait bien noté qu’il faudrait l’étudier davantage, néanmoins c’est Danis Bois qui se lancera dans une véritable exploration clinique de ses fonctions. Il n’est alors pas le seul à porter un nouveau regard sur ce tissu, mais il est celui qui crée la fasciathérapie au début des années 1980. Cette méthode, réservée aux professionnels du monde médical, permet de mobiliser les potentialités de ce tissu sensible.
Éprouver le mouvement interne
Un soir, Danis Bois vit ce qu’on appelle une peak experience : il se retrouve dans une sorte d’état d’extase ou de sensibilité accrue dans lequel le temps et l’espace se dilatent. Est-ce parce que son exploration des fascias le rend plus sensible ? Parce qu’il est en train d’apprendre la craniothérapie ou qu’il s’est engagé dans une pratique méditative ? Toujours est-il qu’il éprouve ce qu’il appellera le “mouvement interne” – un mouvement qui ne serait pas le même que celui découvert par l’ostéopathie. “J’ai senti un mouvement qui était d’une lenteur absolue dans chacun de mes organes. En fait, il était partout, aussi à l’extérieur de moi. C’était comme sentir le un dans le tout et le tout dans le un. Cette sensation ne m’a jamais plus quitté”, rapporte l’auteur dans Le sensible et le mouvement. Dès lors, il cherche à contacter ce mouvement interne chez ses patients et la fasciathérapie devient l’art de le réactiver dans tous les tissus de l’organisme. Pour y parvenir, les praticiens apprennent à repérer son rythme, ses orientations, ses amplitudes, ses modalités et à offrir un point d’appui depuis lequel un dialogue peut s’engager entre leurs mains et le corps de leurs patients. Mais voilà, toucher le corps avec une telle sensibilité n’est pas sans conséquence : émotions, souvenirs refoulés, prises de conscience apparaissent sur la table de travail. “Je me suis rendu compte que cela déclenchait de profondes réactions internes, qui pouvaient même créer de réels bouleversements psychologiques. Au début des années 1990, je me suis dit qu’il fallait acquérir et/ou développer des outils pour accompagner ces processus-là”, confie Danis Bois.
Toucher le corps avec une
telle sensibilité n’est pas sans
conséquence.
Approfondir la recherche
Danis Bois décide de confier la responsabilité de la fasciathérapie à des collaborateurs et de reprendre des études universitaires. Il se plonge alors dans l’étude de la psychologie, des neurosciences, de la pédagogie et se passionne pour la philosophie. Son parcours le mène jusqu’à l’obtention d’un doctorat en sciences de l’éducation à l’université de Séville et à une agrégation en sciences sociales et humaines.
Il devient ensuite professeur d’université et directeur du Centre d’étude et de recherche appliquée en psychopédagogie perceptive (Cerap) à l’université de Lisbonne, puis de Porto. Tout un groupe de fasciathérapeutes, également intéressés par les effets psychiques de leur pratique, le suit dans cette aventure : Nadine Quéré, Ève Berger, Agnès Noël, Marc Humpich, Christian Courraud, Hélène Bourhis, Isabelle Bertrand, parmi d’autres. Certains retournent aussi sur les bancs de la fac, si bien que l’équipe finit par compter plusieurs docteurs, dans différentes disciplines. “C’était une époque passionnante. Nous étions des explorateurs de l’intérieur qui cherchions à modéliser ce dont nous étions témoins !”, rapporte Ève Berger, auteure de trois ouvrages coécrits avec Danis Bois et de La somato-psychopédagogie ou comment se former à l’intelligence du corps.
Le primat du sensible
Ces aventuriers du sensible, guidés par Danis Bois, ont alors étudié attentivement la vie du mouvement interne au coeur de notre chair vivante. Ils ont cherché à décrire le processus qui fait que ce mouvement donne naissance à des postures physiques, à des perceptions et des sentiments, à des attitudes émotionnelles et relationnelles, à des schémas mentaux, à une émergence de sens et à des choix conscients. “J’aime bien décrire le mouvement interne comme une cellule souche d’où tout peut naître, une origine commune où s’élaborent nos gestes, actes, émotions, pensées. C’est aussi une force de régénération qui nettoie les empreintes de vécus inscrits dans nos organismes”, explique Ève Berger. Et parce que ces pionniers ont eu le courage d’explorer ce terrain laissé en friche par notre culture, ils ont créé un corpus de connaissances d’une qualité rare. “La psychosomatique s’occupe de la causalité du psychisme sur le corps. Moi, ce qui m’intéresse, c’est l’inverse. La somato-psychopédagogie s’occupe de l’impact du corps sur le psychisme. Cela implique que, pour être bien dans sa tête, il faut avant tout être bien dans son corps”, souligne Danis Bois. Il ne s’agit donc pas seulement d’explorer l’impact de la psyché sur le corps, mais de comprendre comment notre vie de conscience émerge depuis notre corps sensible.
La somato-psychopédagogie
Toute cette recherche donne naissance, dans les années 2000, à une nouvelle approche thérapeutique : la somato-psychopédagogie, ou pédagogie perceptive.
Une école appelée Point d’appui est créée en France, un master et un doctorat sont élaborés à l’université Fernando Pessoa au Portugal. Cette méthode, qui émerge de la fasciathérapie, est une approche beaucoup plus globale. “La fasciathérapie s’est enrichie des dimensions perceptive et pédagogique. Nous ne faisons plus juste un soin manuel. Nous cherchons à apprendre à nos patients à faire du sens de ce qui se passe en eux et à apprendre progressivement à prendre soin d’eux-mêmes”, explique Danis Bois. La somato-psychopédagogie ne comprend donc plus seulement le toucher sur table. D’une part, elle propose un accompagnement verbal qui permet aux patients d’extraire du sens depuis leurs introspections sensorielles. Danis Bois et son équipe ont élaboré à cet effet tout un vocabulaire autour de la sensation afin que celle-ci puisse être nommée et devenir une véritable source d’information. D’autre part, la somato-psychopédagogie propose de pratiquer une gymnastique sensorielle permettant aux patients d’explorer la mise en geste de leur mouvement interne. Cette pratique agit alors comme un sas intermédiaire entre un temps d’apprentissage et l’installation de nouvelles habitudes au quotidien : celles qui nous permettent de vivre en étant animés par le vivant en nous. “Au final, nous aidons les personnes à se rencontrer elles-mêmes et surtout, à rencontrer ce qu’elles peuvent devenir. À découvrir toutes leurs potentialités intérieures qui ne sont pas habitées”, signale Ève Berger.
Déployer des potentiels
Une femme très sportive, active et entreprenante, vient en séance parce qu’elle souffre de tensions physiques et psychiques. Les gens de son entourage lui disent qu’elle devrait se poser pour prendre du recul, mais elle n’y arrive pas. Lors du travail en somato-psychopédagogie, elle commence à sentir l’arrière de son corps. Elle finit par faire l’expérience de pouvoir se déposer dans son dos, ce qui est radicalement nouveau pour elle. Et depuis ce ressenti de pouvoir se déposer, elle commence à prendre du recul, à
ajuster son quotidien et à accéder à tout un éventail de nouvelles compréhensions. “Si à l’intérieur d’elle, si dans la chair de son corps, elle ne sait pas se poser… eh bien, elle ne sait pas se poser non plus dans ses comportements extérieurs. C’est aussi simple que ça.
Et dès que cette possibilité s’est ouverte au niveau racine, dans la matière du corps, se sont ouvertes dans sa vie de nouvelles manières d’être, d’agir, de penser, de créer”, résume Ève Berger.
Un jeune homme vient en séance parce qu’il a du mal à s’orienter professionnellement. Il se sent perdu. À partir d’une écoute tissulaire fine, Sylvie Delanoue vient le rencontrer là où il est perdu dans son corps. Elle propose alors à son mouvement interne de retrouver ses axes, directions, voies de passage. “Quand le mouvement s’est mis à circuler, une sorte de boussole interne a pu se calibrer et permettre à ce jeune homme de retrouver du sens dans sa vie. Des évidences ont fini par s’imposer à lui quant aux choix qu’il devait prendre professionnellement”, détaille la fondatrice de l’École du sentir.
Comme pour être conscient
il faut d’abord percevoir, plus
vous affinez votre perception,
plus vous êtes conscient.
Un élargissement de la conscience
Pourrions-nous aller jusqu’à dire que lorsque les paramètres corporels sont modifiés, l’état de la conscience est lui aussi modifié ? La somato-psychopédagogie est-elle un outil d’exploration de la conscience ? “Oui. Néanmoins, il faut bien comprendre que les états qui vont émerger de l’exploration du corps sensible ne sont pas les états grandioses que nous avons tendance à associer à l’idée d’un état modifié de la conscience. Nous ne sommes pas à la recherche d’un effet maximal, mais sommes à l’écoute de l’infiniment imperceptible. Nous ne cherchons pas à dévier ou à sortir de nous-mêmes, mais plutôt à plonger dedans.
Voyez, comme pour être conscient il faut d’abord percevoir, plus vous affinez votre perception, plus vous êtes conscient. Donc paradoxalement, plus vous êtes capable de percevoir les nuances subtiles à l’intérieur de vous, plus vous accédez à une conscience vaste”, précise Danis Bois qui a depuis créé l’approche méditative de la pleine présence. L’affinement de nos perceptions nous permettrait ainsi de devenir conscients de phénomènes de plus en plus subtils et d’avoir accès à des connaissances et des ressources inattendues. “Le corps sensible peut capter des vibrations extrêmement subtiles, reprend Sylvie Delanoue. Nous pouvons devenir comme des hirondelles au printemps, qui sentent quand c’est le moment de migrer. Ainsi, à mon sens, un éveil sensoriel nous permet d’être plus adaptés à un monde aujourd’hui en pleine mutation, car il peut accéder à des informations et des capacités d’évolution qui n’ont encore jamais été déployées. Le corps sensible nous permet ainsi d’accueillir le subtil dans la matière et de développer de nouvelles qualités d’être adaptées à un nouveau monde.”
25 mars 2021